Le continent européen
L’Europe du centre et du Sud a été peuplée très tôt et le paléolithique supérieur y a laissé d’abondants vestiges. Parmi ceux-ci, les figurations féminines semblent parmi les plus anciennes du monde entier, et les statuettes connues sous les appellations de Vénus de Willendorf, en Autriche, et Vénus de Grimaldi, en Italie, très semblables à la Vénus française de Lespugue, comptent parmi les plus beaux et les plus nobles objets cultuels relatifs à la Grande Mère universelle. Mais cette tradition s’est maintenue au cours des âges : le néolithique a livré un nombre impressionnant de statuettes féminines représentant cette déesse, tant en pierre qu’en céramique. De même à l’âge du fer, comme en témoigne l’étrange chariot de Strettweg, conservé au musée archéologique de Graz (Autriche), qui consiste en une série de guerriers entourant une forme féminine dont le caractère divin ne fait aucun doute. De quelle déesse s’agit-il ? Probablement de cette divinité de la guerre, de la magie et de l’amour qu’on voit souvent réapparaître, sous des noms divers, dans la mythologie celtique. Enfin, à partir de la christianisation, les lieux autrefois consacrés à la Grande Déesse sont devenus des sanctuaires dédiés à la Vierge Marie, et ont survécu ainsi, essentiellement dans les pays à dominante catholique, car la Réforme protestante a fait souvent disparaître toute trace de ce que les réformateurs considéraient comme d’infâmes superstitions. Là où, autrefois, officiaient les zélateurs de la Déesse, des voyants aperçoivent la Vierge qui leur délivre des messages et les invite à tourner leurs regards vers le ciel. Mais qu’y a-t-il donc de changé depuis la lointaine préhistoire ?
À vrai dire, peu de chose, sinon les aspects et les valeurs internes prêtés à la Déesse. En Autriche, si le sous-sol renferme encore bien des vestiges de la religion celtique des deux âges du fer, se dressent encore, à Frauenberg (la « montagne des Dames »), au sud de Graz, les ruines du temple d’Isis-Noreia. Mais c’est une Isis déjà très différente de celle qui était honorée sur les bords du Nil : elle a été largement romanisée et ressemble davantage à celle implorée par Lucius, le héros du roman L’Âne d’or, d’Apulée, écrivain latin du Bas-Empire, ou qui envahissait l’esprit enfiévré de Gérard de Nerval, synthèse de toutes les déesses mères de l’Antiquité et de la Theotokos elle-même. Il n’est donc pas étonnant de la retrouver, toujours en Autriche, sous le nom de Notre-Dame-de-Mariazell, non loin de Vienne, dans un lieu de pèlerinage très fréquenté. Mais il faut savoir que la statue de la Theotokos est ici une Vierge noire et que cet endroit, bien avant l’instauration du pèlerinage en 1366, s’appelait déjà Mariazell, la « cellule de Marie ». Il est probable qu’il s’agisse d’un site consacré à la Déesse depuis des millénaires. L’Autriche est une terre très anciennement peuplée, une terre de lœss où se sont établies des populations diverses qui ont rendu hommage à la fertilité du sol par un culte assidu à une divinité de la fécondité. C’est ce dont témoignent les statuettes du paléolithique conservées au musée d’Histoire naturelle de Vienne, groupe auquel appartient la célèbre Vénus de Willendorf, découverte près de Krems. Mais celle-ci ne devrait pas faire oublier sa voisine, qu’on appelle la « Dame de Pazardzik » : approximativement de la même période (25 000 ans avant notre ère), c’est une forme féminine assise, aux fesses et aux hanches énormes, évoquant un violon, avec un triangle pubien bien marqué. Cette statuette n’est pas autrichienne : elle a été découverte dans la Thrace bulgare et s’apparente aux figurations des Cyclades. Une autre voisine, autrichienne celle-ci, récemment découverte à Krems, la Vénus dansante de Galgenberg, semble beaucoup plus ancienne et remonter à quelque 30 000 ans avant notre ère.
La France est le pays européen où l’on a recensé le plus de Vierges noires ou dites telles, mais il en existe dans d’autres pays, en Belgique par exemple, à Bruxelles, à Halle et à Scherpenheuvel. La statue de Bruxelles, qui se trouve dans l’église Sainte-Catherine, paraît une antique Diane ou Aphrodite gallo-romaine qui aurait été retouchée de nombreuses fois au cours des siècles. Celle de Halle trône au-dessus du maître autel de la basilique Saint-Martin qu’on appelle très souvent « basilique Notre-Dame-de-Halle ». Celle de Scherpenheuvel (Montaigu) est également au-dessus du maître autel de la basilique d’Onze Lieve Vrouw, au centre même de la ville, et son culte est attesté depuis le IXe siècle : c’est en effet une Vierge guérisseuse que l’on invoque dans le but d’épargner les épidémies aux habitants de la région. Chaque année, le premier dimanche après la Toussaint, a lieu une procession aux chandelles : la date et le rituel font penser à la survivance d’un antique culte celtique d’une divinité féminine guérisseuse et protectrice des malades pendant la période hivernale.
À Beauraing, toujours en Belgique, c’est un culte marial très récent qui s’est instauré. En 1932, en effet, le 8 décembre – le jour de la fête de l’Immaculée Conception –, cinq enfants du petit bourg de Beauraing, non loin de Dinant, affirmèrent avoir été témoins de l’apparition d’une femme vêtue d’une longue robe blanche en qui ils avaient reconnu la Vierge Marie. Et pendant plusieurs semaines, à intervalles réguliers, la même vision saisit les enfants, ce qui déclencha un mouvement de ferveur extraordinaire dans toute l’Europe catholique. On construisit un sanctuaire sur le lieu de l’apparition et, à proximité, un musée marial très visité. Actuellement, Beauraing est un véritable Lourdes belge, témoignant ainsi de la permanence du culte de la déesse mère sur une terre souvent ravagée par les invasions et qui semble imprégnée de spiritualité celtique.
Le lien avec le passé est à Walcourt, au sud de Charleroi, dans un pays dont on ne sait plus très bien s’il est français ou wallon. Les alentours sont particulièrement riches en vestiges gallo-romains, mais au centre de la ville de Walcourt se dresse la basilique de Saint-Materne : la tradition prétend que ce Materne, évêque de Tongres, aurait découvert en cet endroit une statue de la Vierge Marie et aurait fait construire à cet emplacement un premier sanctuaire qui aurait été plusieurs fois rebâti avant de devenir la basilique actuelle. Cette statue, si c’est bien l’authentique, échappée aux guerres et à la Réforme, est l’objet d’une grande vénération. Mais quand on réfléchit quelque peu sur la tradition, on est en droit d’affirmer que ce « saint » Materne n’est autre que la figure masculinisée et canonisée (seulement par la voix du peuple !) d’une Matrona gallo-romaine retrouvée dans la terre par hasard et identifiée, à l’instar de bien d’autres, par la piété populaire, comme étant une statue miraculeuse de la Vierge. La permanence du culte de la Déesse n’en est que plus évidente.
L’Allemagne occupe, dans cette exploration des domaines de la Déesse, une situation tout à fait particulière. Les anciens cultes germaniques n’y ont guère laissé de traces visibles tant ils ont été détruits et rayés de la carte au temps de la christianisation forcée entreprise par Charlemagne et ses successeurs. Quant à la dévotion envers la Vierge Marie, elle semble avoir été peu importante : certes, les pays du nord, après la Réforme luthérienne, n’y étaient guère favorables, mais les pays du sud, demeurés catholiques, la Bavière en particulier, ne comportent guère de sanctuaires importants consacrés à la Mère de Dieu. L’Allemagne n’est pas un pays marial – c’est une constatation –, mais cela n’implique pas que la Déesse des Commencements n’y ait point été honorée.
Au temps de l’empire romain dont l’ouest de l’Allemagne actuelle faisait partie, de nombreux sanctuaires ont été construits dans les nouvelles villes qui étaient des « colonies », comme Cologne, et tout au long de cette frontière impériale qu’on appelle le limes, à l’usage des garnisons qui s’y trouvaient en résidence. C’est le cas à Aalen, à l’est de Stuttgart. Les vestiges qu’on y a découverts sont particulièrement nombreux et intéressants, et on y a organisé un musée en plein air qui donne une vision saisissante de ce que pouvait être le limes. Ici, la Grande Déesse est présente, mais dans un étonnant syncrétisme : elle y apparaît en effet sous les traits de la celtique Épona, la cavalière divine, sous ceux de Diane-Artémis, héritière d’une divinité germanique de la vie sauvage, sous ceux de la Vesta romaine, protectrice du feu perpétuel. Ce Limesmuseum est l’un des sites les plus révélateurs de ce qu’a été la culture dite germano-romaine.
C’est cependant dans la région rhénane que les vestiges germano-romains sont les plus nombreux, en particulier autour de Cologne. Pesh a certainement été l’un des grands centres de pèlerinage en l’honneur des fameuses Matronae, ces triades de déesses mères anonymes qui témoignent d’une tradition d’origine celtique, et le sanctuaire, partiellement restauré, présente une grande quantité de ces représentations par ailleurs fort nombreuses dans l’est de la France. Mais ces Matronae primitives, au fil des âges, semblent s’être fondues dans une nouvelle figuration héritée de l’Orient (car de nombreux légionnaires étaient d’origine orientale), en l’occurrence la Cybèle de Phrygie devenue le symbole universel de la Mère. Cependant, le culte local des Matronae a résisté à l’invasion étrangère, comme en témoigne un autre sanctuaire, celui de Nettersheim, où les triades de femmes sont particulièrement nombreuses et émouvantes. Bien sûr, beaucoup de ces statues, enlevées du site originel, se retrouvent au Römische-Germanische Museum de Cologne, où elles voisinent avec les déesses importées de Rome, Minerve, Vénus, Diane, Cybèle bien entendu, mais également Isis, elle-même symbole éloquent d’une maternité intransigeante, et dont les figurations sont bien souvent des prototypes de ce qui deviendra la Madone chrétienne.
Les pays scandinaves, eux non plus, ne sont guère touchés par le culte marial, pour cause de luthéranisme, et les vieilles divinités du panthéon germano-scandinave sont enfouies dans les musées. Le site d’Uppsala, en Suède, qui fut autrefois un grand sanctuaire païen, n’est plus qu’une curiosité archéologique et touristique. Quant au célèbre Chaudron de Gundestrup, conservé au musée d’Aarhus, au Danemark, c’est un objet entièrement celtique, illustration parfaite de la mythologie du temps des druides, avec l’étrange représentation de celle que les Gallois appellent Rhiannon, la « Déesse aux oiseaux ». La mythologie germanique n’a guère été marquée par la femme, si l’on excepte la figure de Freya, en qui on peut reconnaître l’un des aspects d’Aphrodite, celle de Erda, la Terre personnifiée, qui est l’équivalent de Gaia, ou encore celle de Hell, la déesse du monde infernal, qui a certaines caractéristiques d’Hécate et d’autres d’une Perséphone cruelle rappelant Kâli la Noire.
Mais le culte de la Vierge Marie se retrouve aux Pays-Bas, territoire très partagé entre catholiques et calvinistes. C’est dans l’extrême sud que se trouvent les principaux centres de pèlerinage, notamment à Maastricht, où la Sterre der Zee, autrement dit la Stella Maris, ne fait que recouvrir une image d’Isis dans sa barque, au cours de la quête passionnée qu’elle entreprend pour rechercher le corps démembré d’Osiris. Et, au nord de Maastricht, à Roeœrmond, c’est une Notre-Dame-du-Sable qui est honorée dans une chapelle plusieurs fois détruite et reconstruite. Maastricht et Roeœrmond sont éloignées de la mer, mais il semble que la Vierge y ait gardé quelque chose de l’antique déesse des eaux nourricières et guérisseuses. Le Rhin, qui coule non loin de là, ne vient-il pas des régions mystérieuses des Alpes où s’opèrent les délicates transmutations donnant naissance à l’eau, cette substance qui coule à travers la terre et tout organisme vivant, dépositaire de l’âme du monde ?
La Suisse, partagée entre trois langues et deux religions, offre un aspect voisin de celui des Pays-Bas, et c’est évidemment en Suisse alémanique, à dominante catholique, que le culte de la Déesse s’est maintenu le plus sûrement. Ce culte remonte d’ailleurs à la plus haute Antiquité, comme en témoigne la ville de Berne. On sait que le nom de Berne a été formé sur le terme germanique qui signifie « ours ». Or, c’est à Berne qu’a été découvert le petit ensemble connu sous l’appellation de « Déesse à l’ours ». Il s’agit d’une représentation de facture gallo-romaine d’une femme assise devant un ours. C’est incontestablement la déesse Artio des Gaulois, résultat de l’évolution d’une figure divine symbolisée par l’ours. C’est évidemment l’aspect celtique de l’Artémis orientale, la maîtresse des animaux sauvages. À Berne, actuellement, plus personne n’aurait l’idée de rattacher le nom de la ville au culte de cette déesse sauvage, mais l’inconscient agit : l’endroit le plus visité de Berne, et celui dont les Bernois sont le plus fiers, est la célèbre Fosse aux ours. Cette constatation se passe de tout commentaire.
Cela n’empêche pas les Suisses catholiques d’avoir leur Vierge noire. Elle se trouve à Einsiedeln, à une quarantaine de kilomètres au sud de Zurich, au milieu des montagnes. Là encore, il semble y avoir une vague réminiscence de la déesse sauvage, mais celle-ci a été entièrement christianisée et le lieu est devenu un centre important de pèlerinage à la Vierge mère, protectrice et nourricière. La tradition rapporte que c’est un ermite souabe, un certain Meinrad, qui s’établit là, au milieu des bêtes sauvages, et qui y aurait été tué par des brigands. Sur l’emplacement de l’ermitage se dresse maintenant un monastère dans la chapelle duquel est inhumée la tête de saint Meinrad, sous les pieds d’une Vierge noire particulièrement vénérée.
L’Europe centrale compte peu de sanctuaires aussi célèbres que ceux d’Occident. En Hongrie, pays à la fois catholique et calviniste, il y a surtout l’important sanctuaire antique de Szombathely, presque à la frontière autrichienne. Mais c’est un site entièrement païen, consacré à cette Isis venue des bords du Nil, et métamorphosée lors de son passage à Rome. Et, en République tchèque, encore à la frontière autrichienne, non loin de Brno, c’est également un site préchrétien consacré cette fois à une déesse mère surgie du paléolithique supérieur, dont on a retrouvé une statue et qui a été appelé la Vénus de Vestonice, du nom du village voisin du sanctuaire, Dolni Vestonice. Cette Vénus en argile cuite a des rapports avec celle de Willendorf, mais elle exprime bien davantage la fonction nourricière prêtée à la divinité : elle est debout, fièrement campée sur ses jambes, ses hanches sont très larges, son visage bien découpé, avec des yeux marqués, et surtout deux seins qui tombent sur son ventre comme s’ils étaient alourdis par le lait. L’appellation de Vénus ne semble pas adéquate ici, car c’est incontestablement la fonction purement maternelle qui est mise en évidence, mais à l’analyse, étant donné que cette région est le creuset primitif dans lequel s’est fondue la première civilisation celtique, dite de Hallstatt, qui peut savoir quelle était l’image de la Déesse dans l’imaginaire des peuples qui sont devenus des Celtes ?
En Pologne, pays catholique par excellence, comprimé entre le luthéranisme et l’orthodoxie, l’image de la Déesse surgit de l’ombre sous les traits de la Vierge noire de Czestochowa, dans le sud, entre Wroclaw et Cracovie, la grande métropole religieuse de cette région également très marquée autrefois par les Celtes avant de succomber au « charme slave ». Czestochowa est le haut lieu spirituel de toute la Pologne et sa Vierge noire, popularisée par une icône qui a fait le tour du monde, est en quelque sorte la « mère des affligés », ceux-ci étant les Polonais qui, après une période indépendante – et conquérante, il faut bien le dire –, se sont retrouvés écartelés entre les convoitises de tous leurs voisins. Cette Vierge de Czestochowa, qui passe pour avoir été rapportée de Palestine en 1384, est en quelque sorte l’âme même d’une Pologne qui se cherche sans cesse à travers les vicissitudes de l’histoire.
Les zones frontières entre différents systèmes culturels seraient-elles propices au culte de la Grande Déesse ? Le cas de Medjugorje, en Bosnie-Herzégovine, semblerait le prouver : il s’agit d’un endroit, situé au sud de Mostar, sur un territoire catholique incontestablement d’origine croate, mais en contact direct non seulement avec les orthodoxes de Serbie mais avec des Slaves musulmans fortement implantés là depuis la domination ottomane. Là, pas de sanctuaire préchrétien, ni de statue miraculeusement découverte, mais une « apparition » qui, pour ne pas avoir été reconnue officiellement par l’Église romaine, n’en pose pas moins certaines questions difficiles à résoudre, et cela d’autant plus que l’apparition de la Vierge Marie est en quelque sorte permanente, à des moments bien précis. C’est en 1981 que tout a commencé : des enfants ont aperçu sur la montagne une forme féminine en qui ils ont reconnu la Vierge et qui leur a délivré des messages. La teneur de ces messages, comme toujours dans ces cas-là, est très prosaïque. Cependant, le phénomène, répercuté sur le plan médiatique – et financier ! –, reste inexpliqué et peut prêter à de multiples interprétations, toutes aussi insatisfaisantes pour la raison, mais toutes aussi respectables les unes que les autres. Peut-être faut-il comprendre ces « apparitions » de Medjugorje comme un cri désespéré de la Mère de tous les peuples en faveur de la paix universelle. C’est, à l’heure actuelle, la seule réflexion qu’on puisse faire à ce sujet.
De l’autre côté de l’Adriatique, l’Italie est évidemment le point de concentration le plus dense de tous les cultes de l’Antiquité, et par conséquent, puisque la société romaine a été l’une des plus tolérantes qui fût sur le plan religieux, une riche mosaïque des dévotions à la Déesse des Commencements. De plus, le sud de la péninsule et la Sicile portent la marque d’une très forte hellénisation, puisqu’ils constituaient ce qu’on a coutume d’appeler la grande Grèce. On ne sera donc pas étonné d’y découvrir les divinités féminines méditerranéennes sous leur aspect grec. Ainsi en est-il à Agrigente, primitivement Akragas, en Sicile, où se dressent encore les ruines de trois sanctuaires dédiés à Déméter, ce qui peut paraître assez surprenant mais qui s’explique par la fécondité d’un sol volcanique constamment agité par les douleurs de l’enfantement d’une antique déesse Terre. La Sicile est couverte de sanctuaires féminins : à Gela, ce sont les temples de Déméter, encore elle, et d’Athéna, sous son aspect de sagesse divine ; toujours en Sicile, à Sélinonte, c’est le sanctuaire de Déméter malaphoros, « porteuse de fruit », expression qui peut être comprise non seulement comme expliquant le caractère fécond de la déesse, mais également comme une allusion à l’aventure de sa fille Korè mangeant la grenade des Enfers, épisode symbolique qui a pour équivalent celui de la Genèse concernant la pomme de l’arbre de la Connaissance. Mais le danger rôde, et dans ce même temple de Déméter se trouve une figuration d’Hécate, la reine de la nuit, maîtresse des cauchemars et des sortilèges. Quant à Syracuse, elle présente une curieuse superposition : la cathédrale catholique actuelle est bâtie sur les fondations d’un ancien temple dédié à Athéna. Ici encore, tout commentaire est inutile.
Cette grande Grèce italienne remonte vers le nord, et l’on sait d’ailleurs que les Grecs se sont d’abord installés dans le centre de la péninsule avant de redescendre vers le sud et de marquer de façon indélébile le paysage des Pouilles et de la Sicile. Le voisinage de Naples est à la fois grec et latin, et en fait beaucoup plus grec que romain. Le site de Baïa est particulièrement riche, puisqu’on y découvre les vestiges d’un temple de Diane (celle-ci étant très proche de l’Artémis d’Éphèse), une grotte de la Sibylle, cette divine prophétesse-prêtresse qui peut introduire les humains dans l’autre monde et qui révèle ainsi son rôle régénérateur, et un enclos consacré à Hécate, la pâle déesse des triforia, là où il est possible de conclure un pacte avec les puissances infernales. Mais il ne faudrait pas non plus oublier, à Paestum, les temples d’Athéna et d’Héra, deux aspects complémentaires de cette déesse initiatrice qui règne dans une demi-obscurité près des flancs du Vésuve, d’où surgit le feu de la terre, à la fois destructeur et fécondant. Quant à Pompéi, ville engloutie sous la cendre du Vésuve, elle avait comme centres religieux le temple d’une Isis maternelle et dévouée ainsi qu’un temple dédié à une Vénus quelque peu dévergondée dont le sanctuaire était prolongé par un authentique bordel richement décoré de fresques très suggestives.
La romanité s’exprime encore plus au nord, à Rome et autour de ce qu’il est convenu d’appeler la Ville éternelle. Les sanctuaires dédiés à une divinité féminine ne se comptent plus, tout comme les églises et les basiliques consacrées à la Vierge Marie. Le christianisme, en s’emparant de Rome et en en faisant le pivot de la nouvelle religion issue de la prédication des apôtres, a repris intégralement, la plupart du temps de façon inconsciente, non seulement tous les rituels du paganisme antérieur en les adaptant, mais aussi et surtout cette notion de Bona Mater qui allait bientôt donner naissance au concept de Madone, extrêmement riche en interprétations de toute sorte, et chargé de toutes les angoisses intérieures de l’âme humaine concernant la naissance et la mort de l’être. Plus que jamais, la Vierge Marie allait prendre la place de toutes les déesses de l’Antiquité, en édulcorant leurs traits, en abandonnant leur sexualité, mais en demeurant toujours celle qui donne vie et nourriture : et quand, à San Damiano, la Vierge Marie apparaît et fait fleurir un poirier au cœur même de l’hiver, elle n’est ni plus ni moins que l’image « baptisée » de la romaine Cérès, déesse des fruits et des moissons – Déméter, certes, mais bien davantage : la déesse mère de tous les temps et de tous les pays.
L’Italie est un pays propice au culte de la Madone, et son enracinement catholique n’a pu que favoriser la construction de sanctuaires dédiés à la Vierge Marie, l’élaboration d’œuvres d’art ayant pour thème la naissance de la Vierge, l’Annonciation, la Nativité, l’Assomption, sans oublier la douloureuse pietà ou Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. Il faudrait aussi prendre en compte les nombreux miracles qui sont attribués à la Vierge Mère et les multiples apparitions de Marie à ses fidèles – loin d’être homologuées par l’Église officielle, très méfiante à cet égard et très consciente de la propension des dévots italiens à l’imaginaire fantasmatique, tant ils ont été nourris de traditions héritées de la nuit des temps.
La péninsule ibérique et surtout l’Espagne connaissent une tradition comparable. Mais là, le problème est nettement plus complexe, car au fonds ibère primitif – et au fonds celtique dans le nord-ouest – se sont superposées des couches culturelles très différentes, pour ne pas dire opposées : l’influence carthaginoise, donc phénicienne, d’origine sémitique, l’influence romaine très marquée, l’influence musulmane sans laquelle l’Espagne ne peut s’expliquer, l’influence basque limitée mais parfaitement réelle et, en plus, l’influence juive, particulièrement efficace au Moyen Âge, même si les juifs se sont fondus dans une communauté exemplaire qui ne connaît guère d’équivalent avant que ne s’allument les bûchers de l’Inquisition. Dans ce melting-pot d’où est sortie la nation espagnole contemporaine, assemblage étrange, hétéroclite, sous le couvert d’un catholicisme intransigeant et ostentatoire, il est très difficile de situer le culte de la Vierge en fonction des divers cultes de l’Antiquité préchrétienne. C’est surtout en Catalogne, pays qui a échappé à la domination musulmane, que ce culte paraît ancien : en effet, dans toute la Catalogne, le nombre de Vierges noires est impressionnant. D’où proviennent-elles ? Probablement de cultes très anciens de la Grande Déesse. Mais aucune de ces Vierges noires n’a acquis autant de célébrité et n’a suscité autant de ferveur que la Vierge de Montserrat, près de Barcelone, ce haut lieu de la spiritualité ibérique.
Montserrat est un lieu de pèlerinage très fréquenté, et le musée catalan de Barcelone est renommé pour contenir la plus extraordinaire collection de Vierges noires de toute l’Europe. Certes, ces statues, une fois déplacées, enlevées de leur site originel dont elles étaient les supports et les compléments, n’ont pas la même valeur mystique que celles qui sont restées dans leur sanctuaire, mais elles constituent un témoignage éloquent du culte permanent de la Vierge des Commencements dans un pays qui a été tant de fois bouleversé par des invasions et des retournements de situation. Il ne faut pas croire que le souvenir de cette antique divinité féminine soit effacé de la mentalité populaire : il y a en effet, à travers toute l’Espagne, à l’occasion de certaines fêtes, notamment en février, des cérémonies accompagnées de processions qui semblent appartenir au domaine propre des femmes. Il en est ainsi à Escatron, non loin de Saragosse, à Zamarramata et à Sotosalbos, près de Ségovie, à Miranda del Castamar, près de Salamanque. L’antique Espagne se réveille alors au moment de la fête de sainte Agathe : et cette Agathe n’est autre qu’une épithète fort archaïque (signifiant « bonne ») de la Bona Dea d’autrefois, quelque nom qu’on lui donne. L’Espagne a conservé, même dans l’inconscient collectif, la mémoire d’un culte rendu à la Grande Mère universelle.
Les habitants du Portugal ne sont pas surgis exactement du même moule que les Espagnols. La marque phénicienne, celle des Romains et celle des musulmans y ont été moins profondes. Par contre, les éléments autochtones, vraisemblablement celtiques comme en Galice, se sont maintenus au cours des siècles. L’Antiquité classique y a laissé des vestiges, en particulier à Évora, dans le sud du pays, où subsistent les ruines d’un temple de Diane sur lequel s’est dressée ensuite une mosquée à l’époque de l’occupation dite arabe. Diane recouvre vraisemblablement une divinité indigène, une maîtresse des animaux sauvages, une sorte de reine de la nuit analogue à l’Artémis primitive, celle qui réclamait en Tauride le sang des jeunes voyageurs qui se risquaient jusqu’à son sanctuaire.
Ce n’est évidemment pas ce qu’exige la Vierge Marie aux nombreux pèlerins qui se rassemblent à Fatima, au centre du Portugal, dans une région pauvre et déshéritée. Elle se contente – ou plutôt le clergé qui veille sur son sanctuaire s’en contente – d’une offrande généreusement versée dans une enceinte sacrée devenue, avec Lourdes, l’un des plus importants centres de pèlerinage de toute la chrétienté. Ici, tout est récent : c’est en 1917 qu’ont eu lieu les apparitions de la Vierge à trois enfants, auprès d’un chêne. À partir de là, toute une mythologie s’est constituée, parfois douteuse par ses prolongements politiques nettement fascisants et ses récupérations financières qui frisent le scandale. Le culte de Notre-Dame-de-Fatima s’est développé au fil des années, nourri par d’étranges phénomènes qui sont demeurés inexplicables, mais les apparitions de la Vierge aux trois bergers n’ont jamais reçu une reconnaissance officielle de la part des autorités pontificales. Plus que jamais, Fatima est un symbole, le symbole d’une ferveur populaire profondément ancrée dans l’inconscient collectif : même si elle ne l’avoue pas ouvertement, l’humanité est engagée dans une perpétuelle quête de la Mère qui nourrit ses enfants, les console dans leurs malheurs et les guide sur les rivages qui mènent à l’autre monde.